Viktor Giacobbo

L'Hebdo, 17. Oktober 1996, von Catherine Bellini

Harry Hasler, la revanche du mâle alémanique

HUMOUR: Le QI inversement proportionnel à la toison qu’il exhibe sur sa poitrine, il est devenu une star outre-Sarine.Harry Hasler a trois passions. Dans l’ordre: les grosses bagnoles, les «heissi Wiiber», comprenez «chaudes femelles», et les poils blonds roussis de son thorax. Ces poils qui laissent pantelantes – c’est Harry qui le dit du haut de ses talonnettes blanches – toutes les «chattes» de Schwamendingen, la banlieue popu de Zurich où sévit l’abominable macho, chemise béante, veste à franges et pantalon moulant.

Harry Hasler a un métier, l’import-export de cassettes vidéo «culturelles», et des loisirs, il s’envole pour Bangkok «si tu vois ce que je veux dire», lance-t-il en décrochant plusieurs clins d’oeil appuyés. Pourtant, quand ce Monsieur peu fréquentable monte sur la scène du Kaufleuten, la boîte branchée où la télévision alémanique tourne le show mensuel du cabarettiste et chroniqueur Viktor Giacobbo, c’est un véritable tabac.

IL LES VEUT TOUTES Pour ne pas mourir idiot, sachez que Giacobbo et Hasler ne font qu’un, comme Marie-Thérèse Porchet et Joseph Gorgoni. Mais que, différence de taille, si Marie-Thérèse s’avoue truie, elle n’en pince que pour un seul, Massimo, alors qu’Harry, lui, les veut toutes du moment qu’elles s’échauffent. Succès aidant, Viktor-Harry a sorti un disque – avec des poils blonds imprimés sur le CD – qui ne décolle plus du hit-parade depuis juin et un clip d’un goût particulier puisque Harry y frotte ses fameux poils aux arguments forcément généreux et tressautants de danseuses dénudées.

Depuis, une onde de choc électrise les eaux de la Limmat. Dans cette ville où un lancer de confettis pourrait être taxé de manifestation phallique, où le parler politiquement correct est devenu une seconde nature, Harry plonge les Alémaniques hilares dans un grand doute existentiel. D’où vient ce rire? Qui sommes-nous pour nous tordre devant tant de vulgarité? Enfin: Harry existe-t-il?

Sachant qu’un problème posé est à moitié résolu, les Alémaniques ont décidé d’en parler. Et ils en parlent, une véritable logorrhée déferle sur les ondes des télévisions et des radios, locales et nationales, envahit toutes les colonnes des journaux, du «Blick» populaire à l’intellectuelle «Weltwoche» pour se poursuivre dans les soirées privées. Ce mardi soir-là, Harry est invité à la ronde de discussion du «Zischtig-Klub», où plutôt Viktor Giacobbo, légèrement dépassé par le succès de sa créature.

Engoncés dans leur fauteuil, les invités devisent et se posent donc la question: Harry existe-t-il? Harry est-il rigolo? Une féministe affirme qu’elle ne connaît aucun spécimen de ce genre et qu’il n’y a rien à rire, sa voisine, psychologue, est persuadée au contraire que le monde est plein de machos, enfin un «nouvel homme» militant pour sa masculinité porte un regard compassé sur ce pauvre Hasler qui fanfaronne et n’ose pas se montrer faible, ni pleurer devant ses amis. Pour lui, Harry, c’est un perdant, plus ridicule que rigolo.

VIVE LES MACHOS Vera Dillier, la plus célèbre connaisseuse de la jet-set de Saint-Moritz, n’est pas du tout d’accord. Les perdants sont les compréhensifs, les hommes kleenex, les softies. Elle, elle aime beaucoup Harry, les machos en général, les hommes quoi, les vrais, «comme on n’en trouve plus qu’en Argentine». Une recrue à peine sortie de la puberté affirme que toute sa compagnie parle comme Harry. «Pour rire», précise-t-il. Viktor Giacobbo, lui, ne cesse de répéter que son personnage est une invention, une satire, et qu’il n’est pas comme lui, même s’il lui porte une certaine affection.

Dans les soirées entre amis, on tombe généralement d’accord: Harry existe! On en trouve à chaque Stammtisch de quartier. La preuve: certains s’identifient à lui comme on a pu le lire dans les journaux. Cette déléguée du CICR a trouvé là l’explication: «On rit parce que c’est de la „Realsatire“.» Une jeune Zurichoise s’amuse peu du personnage, mais affirme que ceux qui rient sont sûrement «des types goûtant cet humour gras au premier degré».

Bien. Nous détenons ainsi un bout de réponse: la Suisse alémanique serait divisée en deux catégories d’hilares: d’un côté ceux qui sont aussi beauf qu’Harry et se tapent les cuisses quand il chante que «dans mon pantalon, il y a une grosse banane», de l’autre ceux qui sourient de cette classe d’ignares et d’antiféministes primaires représentée par Monsieur Hasler qui ose demander à une psychologue: «Quand vous dites relation, je dois comprendre baiser?»

Mais peut-être bien qu’un troisième rire se cache derrière le succès formidable du personnage. Un rire qui vient de loin, longtemps retenu, qui bout lentement puis arrache sur son passage tous les barrages mentaux pour jaillir comme un carnaval lubrique et débridé à la tête des féministes du monde entier.

LE BLUES ALÉMANIQUE Parce qu’Harry, c’est aussi la revanche du mâle alémanique qui ne dit plus jamais Mademoiselle et écrit «cheffe» en marmonnant dans la barbe qu’il n’a plus, qui se fait injurier quand il offre un verre à une belle inconnue et dont la gorge ne laisserait plus jamais passer un sifflement, si ce n’est pour appeler son chien. Ah oui, cet Harry est une espèce en voie de disparition et c’est tant mieux, mais il aimerait tant avouer à sa compagne que ce n’est pas son grand coeur ni son doctorat en biologie qui le rendent fou, mais bel et bien la partie la plus charnue de son anatomie. C’est sans doute pour ce genre de raisons que les Romands ne rient pas, ou si peu, quand ils découvrent cet Harry dégoûtant sur le petit écran: de ce côté-ci de la Sarine, on prononce sans sourciller des plaisanteries salaces et politiquement incorrectes, les femmes s’en offusquent peu, et l’on comprend donc mal le blues de l’homme alémanique.

2017